Général de Brigade Aérienne Georges LAPICHE (1920-1978)

Article paru dans AVIATION MAGAZINE numéro 239
du 15 novembre 1957,sur la Reconnaissance dans l'armée de l'air, par Pierre A.FONTAINE.

En 1914, alors que l'aviation de chasse et de bombardement n'a pas encore vu le jour, le front se stabilise et les belligérants utilisent les saucisses et les avions d'observation. Les escadrilles à 30km du front, s'installent. Les fantassins français et allemands demandent à cor et à cri des avions. Le commandant BARRES, chef du service aéronautique du Grand Quartier Général, a fort à faire. Le commandement lui demande de nombreuses missions : reconnaissance, observation, réglage des tirs d'artillerie, liaison avec l'infanterie et chaque jour, ses exigences se font plus grandes.Les chefs veulent savoir non seulement ce qui se passe sur le front, mais également ce qui se passe derrière les lignes. Il demande l'emplacement des concentrations de troupes, des dépôts de munitions et de vivres. Pour les renseignements, l'aviation doit faire des incursions au dessus de l'aire de manoeuvre  des Allemands. Mais les hommes en présence s'acharnent dans le combat et trouvent la parade : le camouflage. Les pilotes doivent redoubler d'attention afin de déceler les intentions ennemies. L'emploi de l'appareil photographique est alors décidé. C'est un succès. Les premiers clichés pris à haute altitude et étudiés par les spécialistes, revèlent, en effet, des renseignements impossibles à découvrir à l'oeil nu. La reconnaissance se revèle indispensable. Le commandement a entre les mains un atout de premier ordre. Les agents de renseignement se voient confier des missions plus précises : confirmer ce que les experts ont lu sur les clichés. La guerre rentre dans une nouvelle phase. Au sol, les combats redoublent d'intensité. Les fantassins ignorent ce qui se trame. Un jour, deux appareils s'affrontent dans le ciel. Le retentissement de la victoire de Frantz et de Quenault abattant un "Taube" à croix noire est considérable. La Chasse est née. Des 2 cotés des lignes, on comprend : chaque adversaire veut interdire l'accès des lignes et de l'arrière front. Les équipages de reconnaissance tout en accomplissant leur raid, cherchent le contact. C'est une période exaltante. A coup de carabine en plein ciel, les aviateurs se visent et se cherchent, le premier homme à abattre étant le pilote. Devant l'ampleur de sa tache, l'Armée de l'Air se subdivise en aviation de reconnaissance, de chasse et de bombardement. Dès lors, chaque escadrille a un rôle déterminé. L'aviation de chasse se couvre rapidement de gloire. Des noms sont dans toutes les mémoires : Fonck, Guynemer, Madon, Boyau, de Vaulgrenant, Vuillemin. Mais les équipages de reconnaissance travaillent dans l'anonymat. Qui se souvient de Pommier, Moulines, Rochard, ou de Godillot? Pourtant leur courage a été semblable à celui de leurs camarades et les renseignements qu'ils ont ramenés ont permis d'orienter la guerre, d'économiser des vies humaines et de remporter des victoires.

Très vite, il apparait que ceux de la reconnaissance ont pour objectif, non de croiser le fer, mais de ramener coûte que coûte le cliché. Les notes de service sont catégoriques : "ne se battre qu'à la dernière extrémité, que lorsqu'il n'est plus possible de faire autrement. Le rôle de la reconnaissance n'est pas de détruire la puissance aérienne allemande mais de ramener les renseignements réclamés par le commandement."

Cette règle sacrée est à l'origine d'un état d'esprit qui s'est transmis et qui continue à se transmettre. Je m'en suis rendu compte en allant à la 33ème escadre de Reconnaissance, stationnée à Lahr-Hugsweier (zone française en Allemagne).

Le Capitaine SOLEILLE est un jeune officier sorti de l'Ecole de l'Air de Salon de Provence en 1944. Pas très grand, d'allure décidée, le visage énergique, c'est le type même de l'homme d'action. On le sent sur de lui, précis dans ses gestes, dans ses réflexes, dans ses raisonnements. La Reconnaissance est sa vie. En Extrême-Orient, il s'est distingué. Cinq palmes témoignent de la valeur du pilote et du combattant. Aimable, direct, franc, la conversation avec lui est des plus agréables. Commandant en second du 1/33, sa personnalité est un stimulant pour ses camarades, ce que confirme le commandant du 1/33, le commandant LAPICHE.

        


- La Reconnaissance, nous dit le Capitaine SOLEILLE, est appelée à se développer de plus en plus. Les experts estiment  que 10 missions de reconnaissance seront nécessaires pour qu'une mission d'attaque se déroule dans de bonnes conditions. La reconnaissance à vue et la vitesse des appareils obligent à être précis et à foncer directement sur l'objectif.

- Parlez-nous du pilote de reconnaissance?

-Avant le départ, le pilote de reconnaissance doit préparer sa mission.. Ensuite l'effectuer : c'est à dire observer et photographier. De retour à sa base, il participe à l'identification et à l'interprétation des photos prises en vol. Cette participation du pilote à la lecture des documents ramenés est énorme. C'est la raison pour laquelle seuls les officiers sont spécialisés dans la reconnaissance. En cas de guerre, surtout de guerre atomique, le jugement d'un seul pilote peut être déterminant; une erreur, catastrophique. De plus, l'officier pilote de reconnaissance est nécessairement un as. Il travaille seul dans le ciel ennemi. Le renseignement est la base de sa sortie. Dans les cas critiques et pour éviter le combat, il doit pouvoir manoeuvrer pour semer ses poursuivants. Si les appareils en présence ont des caractéristiques équivalentes, l'infériorité constante dans laquelle il se trouve, puisqu'il est seul, ne peut être compensée que par son habilité. L'idéal pour nous est d'avoir des machines très rapides, très maniables, capables de prendre rapidement de l'altitude.

- Ou sont formés les officiers pilotes de reconnaissance et combien de mois faut-il pour former un pilote de reconnaissance?

- Ici, à Lahr. Il faut 6 mois de formation et 18 mois de pratique.

- Le pilote de reconnaissance doit éviter le contact. Reçoit-il cependant une instruction de combat?

- Bien sur. Il ne faut pas croire que le pilote de reconnaissance est incapable d'attaquer. Chaque année, à Cazaux, nous participons à des exercices de tir. D'autre part, en cours de stage, l'officier réalise des exercices de guerre. Il est initié aux mystères de la chasse ; il fait de l'acrobatie, il sait se jeter sur un adversaire qui le gêne pour rejoindre sa base. N'oublions pas que dans certains cas, un avion de reconnaissance peut être protégé par la chasse amie. C'est même parfois indispensable. Tout dépend des circonstances dans lesquelles se déroule le combat.

- Quels appareils avez-vous?

- Des RF84F

- Comment s'effectue l'instruction d'un pilote de reconnaissance?

- L'officier arrive ici, pilote. En plus de cours théoriques, il est mis chaque jour dans le bain dans des conditions atmosphériques chaque fois différentes. Dès la première sortie, il apprend à regarder à vue, autrement dit "à avoir l'oeil". Il apprend ensuite à lire la terre, à repérer les points sensibles. Progressivement, chaque jour, il se trouve devant de nouvelles situations. Il est noté, suivi, conseillé par ses camarades instructeurs. Le secret d'une réussite consiste à placer l'officier pilote devant des difficultés croissantes. Il ne faut pas qu'il perde confiance. Il ne faut pas brûler les étapes. La formation d'un pilote de reconnaissance est réussie ou non. Il n'y a pas de milieu. On ne reprend pas un pilote mal instruit.

- Est-il possible que les pilotes soient affectés dans d'autres unités?

- En principe, non. Aujourd'hui, vu les évènements, plusieurs officiers sont envoyés en Algérie dans leur spécialité. Les conditions de baroud créent chez le pilote de reconnaissance un sens de l'air indispensable et développe les qualités qu'il doit avoir : largeur de vue, initiative, sens de l'humain.

- Lorsque ces officiers reviennent, est-il nécessaire de les reprendre?

- Pendant un mois, oui, mais un mois seulement. Quand quelqu'un sait nager, et qu'il ne pratique pas pendant un certain temps, il n'a pas besoin de réapprendre à nager. Pour un pilote de reconnaissance, c'est la même chose.

- Quelles seront demain les conditions de travail du pilote de reconnaissance?

- Pour éviter les radars et la DCA adverses, il sera indispensable de voler au dessous de 3000 pieds soit 915 mètres et au dessus de 45.000 pieds soit 13.715 mètres.

- Mais prise à cette altitude, si haute, la photo ne risque pas d'être inexploitable?

- Par beau temps, non. Les appareils photos à longues focales - une focale peut avoir un mètre et même plus- permettent de prendre à 10.000 mètres une photo au dix millième, ce qui est suffisant. Dans les pays d'Europe où le temps est assez couvert, nous sommes souvent obligés de travailler sur le ventre, c'est à dire bien en dessous de trois mille pieds. Nous disposons d'ailleurs de certains emplacements pour réaliser notre entrainement à fleur de sol, car nous n'avons pas le droit de voler n'importe où à basse altitude.

- Quel laps de temps s'écoule entre le moment où le pilote se pose et celui où les clichés sont exploitables?

- En moyenne, une heure vingt.

Le Commandant LAPICHE vient nous rejoindre. Souriant, détendu, malgré les manoeuvres de l'OTAN et le surcroit de travail que cela lui impose, cet officier est l'âme du 1/33. Conquis par son métier, moins direct que le Capitaine SOLEILLE, plus posé aussi, c'est un maître de la Reconnaissance. Notre escadrille "La Hache" a un glorieux passé, dit-il. Et il se recueille un instant pour mesurer le poids de l'héritage qu'il a reçu.

- Saint Exupéry a fait partie du 1/33.


- Mon Commandant, avez-vous connu personnellement Saint-Exupéry?

- Non, mais sa silhouette massive domine notre travail quotidien. Ce pilote exceptionnel, aussi célèbre par ses livres, par son action en Amérique du sud que par son courage, est notre guide. Commandant, il a voulu participer de toutes ses forces à la deuxième guerre mondiale dans son unité, le 1/33. Saint Ex était un chercheur, un déchiffreur de routes aériennes. Il est mort dans son arme, la Reconnaissance. C'est un symbole. Il y a parmi nous, non pas un esprit de caste, mais un état d'âme particulier. La Reconnaissance a ses principes, ses règles et des missions particulières qui sont souvent des missions de sacrifice. Voilà ce qui explique notre foi et notre camaraderie. De plus, nos unités sont complètement autonomes, ce qui renforce cette impression de solidarité dans l'escadrille. Une chose est certaine et nous ne tirons aucune vanité de notre rôle : nous sommes les yeux du commandement. Cette confiance placée en nous, nous ne devons par la décevoir. C'est la raison pour laquelle nous cultivons notre valeur combative, notre valeur d'homme, pour tout dire notre valeur morale. Il est indispensable, pour faire partie de la Reconnaissance, d'avoir la foi.

A l'heure ou le monde traverse une crise de doute, il est bon de rencontrer des hommes ardents, aptes, confiants. Certains peuvent ironiquement dire que la guerre de demain sera une guerre révolutionnaire, extraordinaire. D'abord, y aura t-il une guerre? Cette guerre ne risque-t-elle pas d'être classique? quoi qu'il en soit, il est de notre devoir de défendre nos libertés. Ceux de la Reconnaissance, à Lahr, savent ce que l'on attend d'eux en toutes circonstances. Ils sont prêts et travaillent comme les équipages de 1914 dans l'anonymat et dans le silence. Un silence dont nous venons aujourd'hui de les sortir.